La petite dizaine d’échantillons dégustés précédait cette remarque que j’adressais à la pétillante Barbara Sandrone lors de son récent passage au Québec, l’esprit et le cœur encore barbouillés d’émotion : J’ai la sensation Barbara, à déguster vos dolcettos, barberas et nebbiolos qu’il règne dans votre clan familial un liant, une unité et une cohésion, voire une belle entente entre vous qui impriment à vos vins cette espèce de grâce et de « tranquillité » naturelles dont on ressort réellement apaisé. Rarement me suis-je senti aussi interpellé par cette dimension, à la fois émouvante et profondément humaine…, pour vous le dire simplement, merci.
Il est vrai que sous le coup de l’émotion, toute rationalité s’efface ici d’emblée. Une confirmation éloquente que le vin peut être totalement dépourvu du moindre filtre, surtout quand il chatouille à ce point nos cinq sens, sans compter sur cette ultime intuition qui consacre celle-là à la fois cet état de plénitude et d’émerveillement sincère. Comme si la notation sur 5 étoiles - ***** - élevait cette impression ni plus ni moins qu’au niveau de l’exceptionnel. Vérification faite suite à la dégustation, confirmons sans la moindre hésitation que la maison Sandrone toute entière atteint ce niveau de pointage.
Et puis il y a ce lieu physique au cœur d’un Piémont taillé comme un jardin de roses, vallonné, circonscrit, découpé à l’image d’une Bourgogne exposant ses finages, climats et lieux-dits pour mieux en souligner les tonalités et interprétations, toutes aussi subtiles les unes que les autres. Il faut voir le vignoble Valmaggiore (ouf !) du côté de la commune Vezza d’Alba sur la rive gauche du Tanaro dans le Roero pour saisir la beauté des lieux. J’ai toujours soutenu qu’un vin d’exception naissait d’un décor bucolique. Encore une fois, chose confirmée ici ! Voilà déjà pour l’ambiance, reste le contexte.
Une main de cuir dans un gant de velours
Barbara poursuit (avec Luca et sa fille Alessia) dans la foulée de son père Luciano qui, dans les années 1970 démarrait son affaire, précédant la mode des vins de garage qui allait suivre, mais sans l’arrogance et la prétention qui les distinguent toutefois. Des séjours chez Borgogno et Marchesi di Barolo comblent le volet apprentissages alors qu’il s’affaire à dénicher pour mieux les réunir, à l’intérieur d’une courtepointe diversifiée, des parcelles et vignobles qui s’étendent aujourd’hui sur près d’une trentaine d’hectares, qu’ils soient côté rive gauche du Tanaro (Roero) ou rive droite du côté de Langhe.
Nous sommes ici en face d’une « artisanerie » de pointe. Pas de techniques d’osmose inverse, de micro oxygénation, d’élevage à 200% fût neuf, de microbullage ou encore de filtration par polyvinylpyrolidone. Le cousu main s’inscrit dans l’art de l’assemblage, que ce soit au vignoble où, dolcetto, barbera ainsi que le barolo « Le Vigne » trouvent leurs cohérences respectives de différentes parcelles en fonction de la qualité du millésime ou encore, au chai, où une permutation de logements vinaires s’assure des meilleurs équilibres avant la mise en bouteille. Équilibre est ici le maître mot. L’impression qui s’en dégage en est une de textures proprement fascinantes, surtout que ces cépages piémontais n’ont pas la réputation d’être des enfants de cœur.
Prenons par exemple le cas du nebbiolo. À la fréquenter, on pourrait penser qu’il est capricieux comme une demoiselle insatisfaite de l’agencement couleur de ses escarpins et de son sac à main. Racé jusqu’au bout des ongles, à l’image de son collègue pinot noir, il ne tolère tout simplement pas d’être traité comme un vulgaire péquenaud ou autre cul-terreux. Qu’il soit apprêté à la sauce des « modernes » comme à celle des « anciens », il a en horreur le travail bâclé, à la vigne comme au chai. Hors d’un contexte précis (terroir, climat, taille et rendements) où la marge de manœuvre est mince, ce seigneur de l’espèce vinifera est aussi tatillon qu’un dandy qui aurait remarqué que la demoiselle en question n’épousait pas, par la couleur de ses yeux, celle des escarpins et de son sac à main. C’est dire !
Et les vins ?
Ils arrivent tout doucement sur le marché. Pas donnés il est vrai mais peut-on substituer le lyrisme d’un Lucio Dalla aux grands orgues d’un Luciano Pavarotti ? Nous sommes à ce niveau d’excellence. Fréquences et harmonies s’inscrivent sur une portée claire et détaillée, jamais assourdissantes, toujours conciliantes. Et puis ces textures encore une fois ! Des velours de voix qui ne cessent de tomber, tel des drapés habillant une scène de théâtre qui s’ouvrent sur des intrigues savoureuses dont on soupçonne à peine les niveaux de profondeurs et d’interprétations…
- Dolcetto d’Alba 2023 (27,20 $ - 10456440). Quelques parcelles – Cascina Pe Mol, Castelletto, Ravera et Rocche di San Nicola – soulignent ici la vivacité, la brillance, la fougue et la souplesse d’un fruité très pur, à l’image d’un joyeux gamay du Beaujolais. Un régal sur le saucisson. (5) ***1/2
- Barbera d’Alba 2022 (46 $ - 14799301). Le réalisme fruité se double ici d’une matière étoffée, touffue, tranchée à l’Opinel par une acidité qui le détaille et le résume longuement en bouche. Vignes issues des villages de Monforte d’Alba, de Novello et de Barolo, ce rouge somptueux offre corps, vinosité, profondeur de textures et une présence qui le rapproche d’une belle syrah finement épicée. Une barbera de gastronomie. Superbe ! (5+) ***1/2 ©
- Valmaggiore 2022 (52,25 $ - 14799319). Cet époustouflant vignoble aux sous-sols sablonneux en forme d’amphithéâtre exposé plein sud, déjà reconnu pour la haute qualité de ses fruits dès le XIXe siècle, offre, selon la maison « une interprétation héroïque du nebbiolo », ce qui se confirme à la dégustation en raison de l’extrême finesse de l’ensemble sur fond de rose, de cerise, de pomme grenade et de cuir frais. Le toucher de bouche est tout aussi exquis que la tendreté et le raffinement des tanins mettent le palais sur une orbite des plus savoureuses. Du niveau d’un Chambolle- Musigny 1er cru mais nettement moins cher ! (10) ****1/2 ©
La maison décidait de mettre en place un volet axé sur un retrait temporaire de commercialisation des cuvées Valmaggiore, Le Vigne et Cannubi Boschis dans le but de permettre à une petite quantité de ces crus de bénéficier d’une bonification en bouteille à même les caves du domaine sur une période pouvant atteindre 10 ans. Le nom du concept ? Sibi et paucis, soit, l’atteinte de l’harmonie exprimée par l’entremise de la patience et de la passion.
Le millésime 2017 de ce Valmaggiore s’inscrit dans cet ordre d’idée. Quelle insolente jeunesse ici ! Mais surtout quelle admirable tension dans ce millésime solaire qui aurait pu alourdir l’ensemble mais ne le fait pas. Encore une fois, d’abondants tanins bien serrés s’affichent ici sans une once de rugosité ni d’austérité. Il n’a pas de plus, encore atteint son plateau de maturité. Si vous en avez en cave, laissez-lui encore une décennie de repos (10) **** ©
- Barolo Le Vigne 2020 (152,75 $ – 15251671) : Quatre parcelles - Vignane, Baudana, Merli et Villero, toutes vinifiées séparément - livrent en assemblage un nebbiolo qui se veut plus féminin (oui, sans les guillemets !) que le cru Cannubi Boschis avec ses tanins fins, mûrs, presque gras, d’une homogénéité et d’une élégance à couper le sifflet. Purement somptueux. Grand vin de garde (10) **** ©
Le concept sibi et paucis s’applique une fois de plus avec un 2013 d’une profondeur mais aussi d’une jeunesse qui témoigne non seulement que le nebbiolo est un cépage hors pair mais que le vin qu’il engendre atteint le statut enviable de grand vin. Tout simplement. Un millésime somptueux pour un rouge encore ferme mais nuancé, d’une allonge remarquable. Masculin ? Ne m’enlevez pas les mots de la bouche ! (5+) ****1/2 ©
- Barolo Aleste 2020 (183 $ - 15407250). Aleste, contraction de ALEssia et STEfano, les petits enfants de Luciano Sandrone. Le navire amiral de leur grand-père méritait une mise en bouteille qui conférait toute la singularité du vignoble Cannubi Boschis dont l’altitude (250 mètres) et l’orientation parfaite en font désormais un classique du genre. Ce rouge laisse bouche bée. Immense à tous points de vue. Un vin qui préfère l’ombre à la lumière, tellurique et ténébreux, d’une race incontestable. Matière immense pour un fruité qui donne l’impression d’être en parfaite liberté sous le maillage bien serré de tanins ici forts abondants. Complet. Nous sommes au niveau d’un grand cru de la Côte de Nuits. Topissime ! (10) ***** ©
- Barolo Vite Talin 2018 (637,25 $ - 15251698). L’histoire est longue mais résumons. En 1987, Luciano Sandrone remarque sur une parcelle du vignoble Le Coste dans la commune de Barolo - une parcelle louée à un certain Natale, dit « Talin » -, des plants de nebbiolos différents qu’il s’empressera de vinifier séparément pour ensuite les cloner sous la supervision de la professeur Anna Scheider officiant au centre de génétique de l’Université de Turin en 1988. L’année 2013 sera un point tournant avec la première mise en bouteille de la vigne (Vite) de monsieur Talin, un vin unique dont la réputation ne cessera de grandir jusqu’à nos jours, vin que les fans finis ravissent dès sa mise en marché. La dégustation de ce 2018 transporte. On a la nette impression d’assister au Big Bang alors que le cosmos commençait son irrépressible expansion. Avec tout le mystère généré derrière. L’impression aussi de se rapprocher du divin tant il est difficile à résumer. Rose sauvage, gingembre, cuir frais, cèdre et une touche de réglisse tissent un canevas finement tapissé dont les tanins, encore une fois d’une incroyable finesse, emportent le palais avec beaucoup de longueur et de civilité. Oui, il règne bien dans le clan Sandrone cette cohésion, voire une belle entente, cette espèce de grâce et de « tranquillité » naturelles qui percolent dans l’élaboration de tous les vins de la maison dont, bien évidemment, ce Barolo Vite Talin. On a simplement encore une fois le goût de dire merci. Voilà c’est fait ! (10) ***** ©
Toujours un grand plaisir de vous lire pour nous porter vers les vignobles quasiment magiques. Merci.